La science-fiction c’est maintenant

, par  Sandrine , popularité : 5%
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Cette histoire se déroule à une époque indéfinie, entre 1984 et 2084, peut-être même 3004.
Le capitalisme a (presque) atteint son apogée, on ne sait plus très bien jusqu’où il peut aller. Il est en roue libre, avalant tout sur son passage, les plus petits, les plus faibles, c’est-à-dire l’écrasante majorité de la planète, et nourrissant une toute petite minorité de puissants, confits dans l’opulence et repus de la satisfaction du dominant.
Le peuple du monde entier commence à se rebeller, à sortir dans les rues pour dire stop à cette folie, pour éveiller les consciences les plus enclines à la soumission qu’à la rébellion. Les exclus, les gens ordinaires, les femmes, les travailleurs du quotidien sous-payés, les sans emplois, les étudiants, les professeurs, les infirmières, les sans dents, les gilets jaunes, roses, bleus, mauves, se retrouvent dans les rues qui tissent la surface de la terre. Ils se regroupent et ils chantent, ils se regroupent et ils s’embrassent, et ils jettent des ordures devant les portes des mairies, des préfectures, à l’entrée des immenses temples dédiés au consumérisme et qui portent des noms aberrants : Auchan, au champs, nom qui évoque une saine nature qui offre des merveilles de saveurs et de fraîcheur à nos papilles de gourmets. Intermarché : à l’intersection de toutes les saveurs, les couleurs, les odeurs, qui envahissent celui qui se promène sur n’importe quel marché local, et nous restitue cette explosion de goût en un seul lieu...Intermarché
De plus en plus de gens se parlent, échangent, s’entraident et s’organisent en ces temps agités.
Alors les puissants, ceux qui tirent les ficelles dans cette immense arène lâchent les chiens dressés pour mordre, mutiler, mettre hors d’état de nuire ces communautés de personnes qui agissent pour un monde plus juste, plus égalitaire et respectueux.
Il faudrait pouvoir repousser les murs des prisons qui se remplissent généreusement, il faudrait pouvoir dresser, mettre au pas, contrôler ces libres penseurs qui font tâche et qui s’emploient à répandre leur colère et leurs idées révolutionnaires.
Le monde trésaille, il est à l’aube d’un changement que personne ne peut prévoir. De quel côté va t-il s’affaisser ? Que va t-il en rester ?

C’est à ce moment précis de cette histoire, de l’histoire de ce siècle, qu’apparaît un nouvel ennemi, un ennemi insaisissable et invisible à l’œil nu, un ennemi libre et sans maître, qui peut s’attaquer aux plus riches comme aux plus pauvres, un ennemi qui frappe sans prévenir n’importe quel point de la planète. Certains sont plus touchés que d’autres mais la mort frappe partout. Les gouvernants décident presque tous que le seul moyen d’endiguer cette vague mortifère est de fermer les frontières, les usines, les collectivités, les écoles, les entreprises, et tous les endroits où les gens sont susceptibles d’être regroupés. Il faut dorénavant rester chez soi. Chacun chez soi, enfermé dans sa propre histoire. Pourvu qu’elle soit bonne cette histoire … Si c’est une sale histoire, alors cela devient dramatique : certains vont se retrouver enfermés entre quatre murs de violences dont ils ne pourront s’échapper.
Chacun doit réapprendre à vivre différemment, et pour certains c’est plus facile que pour d’autres. Une famille avec 2 ou 3 enfants enfermée dans un appartement, en ville, se sentira plus vite étouffée que la même famille vivant en campagne, près des bois, dans une grande maison.
Et justement, nous voici dans un minuscule hameau composé de quelques maisons, un hameau aux confins des bois et des ruisseaux, un lieu où les oiseaux font plus de bruit que les voitures.
Dans ce hameau vivent plusieurs familles. Pendant cette période troublée le hameau est plus calme que jamais et les cris des enfants ne font plus écho aux chants des oiseaux. Il est dorénavant interdit d’aller courir dans les bois avec ses trois enfants, d’aller ramasser de gros bouquets de fleurs dans les sous-bois ou d’organiser d’immenses chasses au trésor. Les enfants commencent à se languir de ne pouvoir retrouver leurs amis, de ne pouvoir arpenter les chemins du village en courant, en marchant, en sautillant, en hurlant, à vélo, en trottinette... Ils sont de plus en plus tristes, surtout ceux qui n’ont pas de frères et sœurs pour leur rappeler qu’à deux, c’est mieux. Fêter un anniversaire sans copains quand on est enfant, c’est pire qu’enterrer son chat ou qu’une maison sans friteuse, et pire aussi (peut-être) qu’une journée sans connexion ou qu’une tartine de pain sans beurre.
Certains parents décident cependant d’entrer en résistance, en continuant à apporter aux enfants un peu de rêve et de magie comme ce couple de parents qui plus tard sera rejoint par une maman, puis par un nouveau couple. Et comme cette histoire se déroule à l’ère du numérique, très vite on entendra parler de ces adultes qui veulent offrir du rêve aux enfants en leur insufflant l’énergie vitale d’un sous bois chlorophyllé ; en leur faisant côtoyer la plénitude offerte par le ruisseau dont l’eau, en s’écoulant sur de gros cailloux ventrus, explose en des milliers de gouttelettes aux sonorités si apaisantes ; en leur apprenant à écouter le vent qui balaye les arbres, le coucou et le pic vert, et tous ces oiseaux qui emplissent la forêt d’une envoûtante musique cristalline.
Très vite, d’autres adultes, dans les campagnes environnantes, puis dans les régions proches, et bientôt dans tout le pays et au-delà, rejoignent la résistance. Chacun y apportant ses connaissances et sa sensibilité, c’est une immense chaîne de vie, de rêve et d’humanité qui commence à emplir les forêts sombres comme les bois clairsemés, à les traverser de part en part, d’un bout du pays à l’autre.
Depuis un moment les décideurs de ce pays sont agacés par ces parents résistants, qui ne veulent pas rentrer dans le moule, obéir, baisser la tête et les yeux, se conformer. De plus en plus d’hélicoptères survolent les campagnes et l’on dépense des millions en drones fouineurs inquisiteurs qui vont traquer jusqu’au-dessus de la cime des arbres.
Dorénavant il faut user de mille subterfuges pour ne pas se faire repérer. Lors de ces cavalcades silencieuses, on n’entend que des chuchotements, des feuilles séchées et de vieilles branches qui craquent sous les semelles. Quelques oiseaux s’envolent à tire d’aile au passage de ces silhouettes agiles et furtives. Lorsque tout à coup un hélicoptère survole la zone, tout le monde s’arrête, s’aplatit dans le sous bois jusqu’à atteindre un abri naturel, un arbre touffu, un rocher ventru, un talus suffisamment haut. Les drones jusque-là ne s’aventurent pas dans ces enchevêtrements naturels.
Le gouvernement demande aux maires des villages de campagne de proposer aux chasseurs volontaires d’arpenter bois et forêts afin de débusquer ces mauvais parents, ces familles de malfrats qui courent les bois, moyennant une prime alléchante. Le spectre de la délation rôde de plus en plus alentours, rappelant à certains de lointains et douloureux souvenirs. L’ombre du corbeau rôde partout. Mais le corbeau ne découpe plus de lettres dans les journaux, non, il prend son téléphone portable et appelle la préfecture ou la mairie, c’est plus rapide : « Allo, j’ai aperçu mes voisins, et leurs enfants se diriger vers la forêt il y a plus d’une heure maintenant, oui je vous donne leur nom, d’accord, mais je souhaite rester anonyme... »
Il a fallu également abandonner le portable car le traçage est devenu loi. Désormais on peut suivre à la trace chaque personne qui possède un téléphone, même éteint.
Parfois, lors de ces échappées forestières, lorsque ces heureux résistants se sentent à bien l’abri au cœur même de la forêt, ils poussent leur cri de guerre, un cri qu’ils ont inventé pour cette occasion, un OUCHA, OUCHA, OUCHA, GRITAAAH, qu’ils lâchent tous en même temps en levant le poing. Ensuite ils restent silencieux un moment et poursuivent à pas de loup.
Lors d’une de ces échappées, qui s’est transformée en course poursuite, un des adultes a dû se sacrifier pour que le groupe échappe à la traque. Il est resté en garde à vue 12 heures, a écopé d’une amende sévère et s’est fait rappeler que la prochaine fois c’est la prison qui lui ouvrirait ses portes d’acier.
Cette fiction n’est pas encore arrivée à son terme, la suite reste encore à inventer, et surtout à vivre.
L’issue en sera peut-être positive, certains veulent y croire. On peut penser qu’une telle situation aura ouvert durablement les yeux à une bonne partie de l’humanité, et que plus d’entraide et d’humanité, moins de globalisation et de financiarisation seront désormais un but à atteindre. Mais d’autres, plus pessimistes (peut-être aussi plus réalistes), pensent qu’au contraire, cet épisode servira de prétexte et de détonateur pour propulser l’humain dans une nouvelle ère : l’ère où l’humain dès lors qu’il ne possède pas d’actions au CAC 40, ou qu’il n’est pas patron d’une très grosse entreprise, n’est que chair à produire et travailler pour les puissants qui vont le presser comme un citron et surveiller chacun de ses faits et gestes afin qu’il reste bien dans le rang.
Dans ces conditions, courir dans les bois avec les enfants afin qu’ils y découvrent des trésors cachés et voir leurs yeux briller sous les arbres devient une évidence.